• 16 Le somnifère (Carolina / Esmène)

    Tous ces gens qui dormaient sur les plages Sufokiennes, frappées d'un mal inconnu, et pourtant, seules une jeune fille et sa démone en connaissaient les causes. L'envoûtant son du pipeau avait frappé encore une fois, et ce ne serait certainement pas sa dernière mélodie !

    Carolina se tenait seule, sa peluche dans ses bras, et regardait ce triste spectacle. Ces gens, si calmes lorsqu'ils s'endormaient... Sufokia devenait peu à peu une nation fantôme. Les nouveaux incarnés se dirigeaient davantage vers Bonta ou Amakna, Brâkmar en troisième position, sans savoir ceux qui les gouvernaient. Pourtant la jeune fille infernale savait qu'Amakna était devenue une monarchie tyrannique, Brâkmar une nation frappée par une malédiction de boulimie, apparemment due à cause d'une femme trop gourmande, et que Bonta était devenue ces derniers jours le siège de la corruption et des pires larcins que l'on ait pu recenser. Les vols de banque et d'objets précieux s'y multipliaient, et là aussi, tout le monde en ignorait la raison. Seule XI savait ce qui se passait. Ses camarades démones étaient déjà passées à l'action, et bientôt, tout le monde des Douze serait à leur merci. Et cette petite Carolina, qui ne se doutait d'absolument rien... Puisque la paresse faisait également oublier tous les soucis extérieurs en accordant un repos mérité à celui qui y succombait. Carolina tomba de nouveau dans la torpeur, probablement dû à son pouvoir de l'acédie.

    Le lendemain, des gardes rebelles allèrent sonner chez la jeune fille et décidèrent de l'interroger. Leur agressivité fit peur à la petite paresseuse, qui sortit d'assaut son pipeau et les endormit à leur musique. Puis, elle se mit à réfléchir. Il fallait quelque chose de plus puissant encore... Mais comment faire ?

    Elle décida de se déguiser et d'aller vers la boutique des médecines pour préparer une potion d'herboriste modifiée qui allait procurer le repos éternel. Quelques gouttes d'arôme poison pour l'assassinat, des graines de pollen de ronce pour la propagation, légère telle une brise marine, et enfin, des plantes médicinales dont raffolaient certains Eniripsas pour leurs calmants, et Carolina réussit à concocter le somnifère le plus efficace jamais produit.

    Il restait un seul problème : comment allait-elle le vendre ?

    XI décida de s'en charger et de prendre alors possession d'une vendeuse Eniripsa très réputée du quartier, en vantant les "bienfaits" de la potion. "Protégez-vous du mal, et cette potion vous le rendra bien !". Les poisons se vendirent comme des petits pains de Farle.

    Certains Douziens n'étaient cependant pas dupes et avaient analysé la potion, qui provoquait un sommeil létal chez le consommateur dès la première prise, aussi pour éviter le gâchis, XI fit recommander de boire tout le somnifère lors de la prise. Ce médicament qui allait plonger l'archipel de Sufokia dans la plus grande torpeur du monde. Mieux qu'un cataclysme d'Ogrest. Un repos éternel... Celui du guerrier. De la paresse.

    Carolina observa petit à petit sa ville s'endormir sous les effets de sa potion et décida d'aller dormir. Elle fit un rêve tout du moins étrange... Des gardes la poursuivaient avec son propre somnifère pour la faire dormir à jamais. La petite fille s'éveilla de stupeur dans son lit et convoqua tous les gardes à un concert près de la Dune Kane. Elle se cacha dans les brumes causées par la démone XI et joua son pipeau. Tous les gardes étaient plongés dans un repos dont ils ne se réveilleraient jamais. Et surtout, avec cette non volonté de faire quoi que ce soit.

    Plusieurs autres Douziens moururent des suites de cette malédiction que la paresse parsemait derrière elle, tels des petits cailloux. Bientôt, Sufokia serait tout à elle. À elle seule. Et elle allait enfin pouvoir gouverner sur un monde de paix. Quel bonheur cela pouvait être pour cette petite fille, qui ne désirait qu'une chose : que les guerres cessent... Tout du moins, à Sufokia.

    Car à Brâkmar, la guerre continuait de plus belle. Certains habitants se plaignirent d'affreux rêves, et Carolina n'en était pas la responsable. Anerice torturait quelques gens avant de revenir voir Esmène et de la posséder pour en faire une parfaite démone. Depuis quelques jours, Esmène refusait toute visite, avait remis ses serviteurs de bain à son mari Hugo, lui aussi très inquiet, et elle mangeait en se couvrant davantage le corps. Elle portait avant des robes longues mais avec les bras découverts, désormais, elle n'hésita pas à enfiler des mitaines, puis des gants, et enfin à se couvrir comme en temps d'hiver. Pour dissimuler son mal, elle faisait croire qu'elle avait attrapé froid en laissant la fenêtre du soir ouverte et en oubliant de la refermer... C'était faux.

    La véritable raison en était tout autre : un matin, lors de son réveil, Esmène remarqua sur son reflet qu'elle était recouverte de marques démoniaques près des poignets. Ils avaient ensuite envahi les doigts, avant de commencer à grignoter les bras, puis la poitrine, et bientôt, peut-être même le reste du corps. La première réaction qu'elle eut fut un sentiment de terreur. Anerice lui expliqua que chaque masse de décès la rendait plus forte lorsqu'elle était due à sa malédiction de la gourmandise, et que ses marques témoignaient de cette force qui s'accroissait. Voyant Esmène trop affolée, Anerice réussit à la contrôler un peu plus afin de lui faire disparaître toute émotion de peur liée à ces marques. Seulement, elle devait continuer de cacher son secret, aussi cette gloutonne du mal décida de se couvrir.

    Les repas s'ensuivirent, et Hugo tenta d'adresser la parole à sa femme devenue aussi mystérieuse. La discussion était souvent raccourcie.

    HUGO - Tu sais bien que l'hiver n'est pas encore là. Certes les temps se sont rafraîchis, mais de là à te couvrir jusqu'au col et à mettre des gants, tu y vas peut-être un peu fort, non ?
    ESMÈNE - C'est la mode qui veut cela. Je m'adapte en avance, voilà tout. Plus ce vilain coup de froid... (Elle fait guise de tousser.)
    HUGO - Généralement tu laisses ta fenêtre fermée le soir. Pourquoi l'aurais-tu ouverte ?
    ESMÈNE - Une bouffée de chaleur ce soir-là, rien de plus. Ces derniers temps tu te fais des illusions, tu t'en rends malade. Mange donc avant que je ne dévore ton repas aussi !

    Titillé par la curiosité, Hugo décida de nouveau d'espionner la chambre de sa femme, qui le lui avait pourtant interdit, et remarqua de nouveau cette démone qui semblait avoir pris la place de la dévoreuse du mal. Mais il perçut les cris d'Esmène, en train de se lamenter sur son propre sort, devant son miroir. Avant de se calmer d'un seul coup, comme si quelqu'un la contrôlait. Il décida d'entrer subitement afin de tenter de la sauver. Mais il recula d'un pas, puis de deux, avant d'être tétanisé à cause de la créature sous ses yeux.

    Une disciple d'Osamodas avec des dizaines de marques démoniaques sur les bras et sur le poitrail remontant jusqu'à son cou, les yeux devenus rouges au lieu de bleus, et de larges ailes noires dans le dos.

    Esmène se retourna, se releva puis alla chercher un flacon qu'elle fit boire de force à son mari, qui retomba alors dans la torpeur.

    Quelques heures passèrent... Hugo se réveilla dans la chambre, avec à ses côtés une Esmène affolée et habillée encore excessivement.

    HUGO - Qu'est-ce qui t'est arrivé à la fin ? Toutes ces marques noires, ces ailes...
    ESMÈNE - Tu as dû faire un cauchemar. Je vais te rallonger dans ta chambre.

    Hugo eut beau démentir ce qu'elle disait, mais Esmène maintenait cette dissimulation et cette idée du cauchemar, et demanda aux infirmiers de le laisser au repos, le temps qu'il oublie la scène. Finalement, Anerice vint lui rendre une seconde visite dans la nuit, avant de l'embrasser goulument et de lui faire oublier tous ces affreux souvenirs de cette scène à laquelle il n'aurait jamais dû assister.